Boirons-nous toujours du bon vin de Bordeaux en 2050 ?

Le réchauffement climatique n’épargne pas le vignoble bordelais. Entre amère constatation, expérimentations et amorces de solution, les professionnels sont contraints de s’adapter pour préserver la qualité de leur vin.

raisins de saint-Emilion
Vigne de Saint-Emilion - Crédit photo : ec-jpr - Flickr

Le Bordeaux à un moment charnière de son histoire

La réputation mondiale de la capitale girondine s’est construite, au fil des siècles, sur l’excellence de son vin. Il continue aujourd’hui de jouer un rôle économique majeur, avec des ventes annuelles frôlant les 4 milliards d’euros et une filière représentant près de 60 000 emplois.

Le réchauffement climatique, dont le dernier épisode caniculaire l’été dernier est venu rappeler la triste réalité, bouleverse les règles du jeu. Les températures augmentent (+1,4 °C depuis 1990), les périodes de sécheresse s’intensifient et se prolongent, la ressource en eau se raréfie.

La vigne n’échappe bien sûr pas au phénomène. « Nous sommes à un moment charnière. Le changement climatique est là, on le voit, on le subit » déplore Jérôme Despey, secrétaire général de la FNSEA, cité par France 3.

Inquiets, les viticulteurs ne peuvent que constater les symptômes. L’avancée de la date des vendanges en est peut-être le plus symbolique. Selon Christophe Riou, directeur adjoint de l’Institut français de la vigne et du vin, cette avancée correspond à un mois en 50 ans.

Les vignes, confrontées à des étés particulièrement secs, souffrent de stress hydrique et se fatiguent à une fréquence plus élevée. Elles se dessèchent et perdent leur rendement habituel.

Sous l’effet d’un soleil plus fort et insistant, le raisin subit une maturation rapide et, en conséquence, des niveaux de sucre plus élevés, donnant lieu à une teneur en alcool qui augmente. C’est, au final, l’équilibre du vin qui s’en trouve bouleversé.

Plus inquiétant, le changement climatique influence les arômes. Les odeurs de fruits frais, comme la fraise et le cassis, s’effacent au profit de celles de fruits confiturés et moins complexes, à l’instar du pruneau. La baisse de l’acidité contribue également à dégrader la fraîcheur des vins, pourtant essentielle à leur identité.

Cépage le plus répandu en terres bordelaises, le merlot est pourtant celui qui résiste le moins à l’évolution du climat. « D’ici 20 à 30 ans, le merlot risque de mûrir au mois d’août et ce sera clairement au détriment de la qualité des vins » estime Kees van Leeuwen, professeur à l’École nationale supérieure des sciences agronomiques de Bordeaux Aquitaine, dans la Revue des Vins de France.

En avoir le cœur net

Soucieuse de s’éloigner des seules prévisions théoriques, l’association des journalistes de l’environnement (AJE) s’est tournée en 2018 vers Pascal Chatonnet, œnologue et vigneron. Ce dernier a accepté d’anticiper la saveur d’un vin de Bordeaux en 2050. Il a ainsi choisi de récolter deux cépages typiques du Bordelais, le merlot et le cabernet-sauvignon, en Tunisie et dans le Minervois, pour concevoir sa « cuvée du futur ». Le résultat ne s’avère pas très concluant.

« À l’aveugle, j’aurais dit un Languedoc, mais basique. On n’a pas le terroir, le sol et le sous-sol, qui font une grosse partie du vin. C’est buvable, mais il y a un manque de finesse, d’authenticité » constate Monique Josse, du musée du vin de Paris, citée par la Revue des Vins de France.

Pour Pascal Chatonnet, interrogé par Vitisphère, « À la dégustation, ce Bordeaux 2050 est d’abord marqué par un nez d’orange et d’épice, qui ne serait pas éloigné d’un… vin chaud. Bordeaux a la typicité d’un nez de fruits frais, rouges ou noirs selon l’année, mais ici on tend vers le fruit cuit, voire sec. »

L’œnologue insiste néanmoins sur l’aspect expérimental de sa démarche, même si sa cuvée représente l’expression des cépages choisis sous ces climats (très) chauds.

Les incertitudes liées au réchauffement climatique ont également interpelé Bernard Magrez, le célèbre propriétaire viticole bordelais, dont quatre grands crus classés. Dès 2013, l’homme d’affaires a développé un dispositif s’appuyant sur les technologies de l’aéronautique pour simuler les conséquences de l’évolution du climat sur le vignoble. L’expérience vise à identifier les cépages susceptibles de résister aux assauts du soleil et à proposer le même niveau de qualité que celui qui entoure aujourd’hui les grands crus.

La phase d’expérimentation a ainsi permis de mettre en place un cuvier de vinification, « composé de 84 cuves thermorégulées permettant la vinification séparée de chacun des cépages de l’étude. Il permettra ainsi de mesurer le potentiel de ces cépages et des vins qui en seront issus comme voie d’adaptation au changement climatique » explique le Figaro Vin.

Les premières pistes de solution

Un patrimoine aussi riche que le vignoble bordelais mérite d’être protégé et sa pérennité passe par des enjeux d’adaptation. Si les inconnues restent encore nombreuses, elles n’empêchent pas les premières démarches.

Pour Nathalie Ollat, ingénieure de recherche, citée par Basta Media, « il n’y a pas une seule solution, mais un ensemble de solutions qui doivent être combinées. »

Depuis déjà quelques années, certains propriétaires de châteaux retardent l’effeuillage jusqu’à la fin de période de croissance du raisin, avec le souhait de réduire les brûlures du soleil. D’autres ne labourent plus le sol pour préserver l’humus.

Le choix peut également consister à introduire dans les vignes des porte-greffe plus tardifs grâce à un enracinement plus profond et à une meilleure captation de l’eau. Modifier la densité de plantation pourrait également soulager le vignoble en réduisant le stress hydrique.

Plus que tout, le changement climatique incite les viticulteurs à s’interroger sur l’encépagement de demain. Emblématique du Bordelais, le merlot souffre d’une maturation trop rapide due aux étés chauds. Les stratégies peuvent consister à retarder son cycle végétatif ou à l’abandonner au profit de cépages moins précoces, à la condition de ne pas dénaturer la caractéristique des vins de Bordeaux, à laquelle le merlot contribue beaucoup.

Les cépages alternatifs ne manquent pas. Les professionnels se tournent vers les cépages anciens, abandonnés à une certaine époque à cause, justement, de leur maturation trop tardive.

« Nous avons à notre disposition plusieurs centaines de cépages plus résistants à la sécheresse et qui produisent un raisin intéressant que nous pourrions planter dès à présent » explique Pascal Chatonnet à la revue Sciences et Avenir. À Bordeaux, des cépages originaires de la région comme le malbec, le carmenère et le petit verdot pourraient retrouver le chemin des coteaux.

D’autres cépages, issus des vignes portugaises, espagnoles ou grecques font également l’objet d’études attentives de la part de l’INRA et de Bordeaux Sciences Agro. Rompus aux fortes chaleurs, ils pourraient demain entrer dans la composition des vins de Bordeaux.

Face à l’enjeu climatique, les professionnels de la viticulture adoptent progressivement de nouvelles méthodes. Le défi n’est pas mince : adapter la vigne au réchauffement pour maintenir la réputation de leur vin.